Avez-vous mangé du temps par hasard ? Au Nouvel An Lunaire, autrement dit Seollal, les Coréens mangent du Tteokguk (떡국), une soupe de gâteau de riz. Ce plat symbolise le fait de prendre une année de plus. Ce qui est intéressant, c’est que les Coréens disent « manger un an de plus » pour signifier « vieillir d’un an ». Alors, si je refusais de manger cette soupe au Nouvel An, resterais-je éternellement jeune ? En coréen, le verbe « vieillir » se traduit littéralement par « manger l’âge ». Par exemple, pour dire « je suis trois ans plus âgé(e) que toi », on dira : « J’ai mangé trois ans de plus que toi. » Par ailleurs, j’aimerais ici partager avec vous un des très beaux articles de Yi Eo-ryeong (이어령), intitulé « Manger l’âge », publié dans le quotidien JoongAng Ilbo le 31 décembre 2005. Il mérite d’être lu attentivement. L’auteur, Yi Eo-ryeong (이어령, 1933 – 2022) a marqué ma vie intellectuelle en Corée du Sud. Il était critique littéraire, journaliste, auteur et professeur d’université. Spécialisé en langue et littérature coréennes, il était surnommé le « magicien des mots ». Ce grand penseur a également été le premier ministre de la Culture de 1990 à 1991. Je ressens encore le vide laissé par son absence. Voici son article traduit en français : Au Nouvel An, on mange du Tteokguk (soupe de gâteau de riz). Et en même temps, on prend une année de plus. Bien que la Chine, le Japon et la Corée appartiennent tous au monde culturel de l’Asie de l’Est, chacun a une manière différente de parler de l’âge. Les Chinois disent qu’ils « ajoutent » des années, les Japonais qu’ils les « prennent », mais nous, les Coréens, sommes les seuls à dire que nous les « mangeons ». Bien qu’il existe plus de 3 000 langues sur cette planète, il semble que nous soyons les seuls à utiliser cette expression : manger son âge, comme on mangerait un repas. C’est pour cela que l’histoire de ce médecin qui a répondu à un patient demandant quels aliments éviter : « Mangez tout sauf l’âge » est une plaisanterie que seuls les Coréens peuvent comprendre. Dans la mythologie grecque, Chronos, dieu du temps, dévore tout ce qui existe dans ce monde. Mais en Corée, chaque année au Nouvel An lunaire, nous mangeons cet effrayant Chronos qui est censé avaler même ses propres enfants. C’est vrai. Il ne s’agit pas seulement de nourriture ou de temps : on dit aussi que nous mangeons « notre cœur ». En Corée, en fonction de la détermination que l’on a, on peut manger n’importe quoi. On peut « manger de l’argent », « avaler des injures » ou même « dévorer un champion ». Lors d’un match de football où le reste du monde dirait avoir perdu un point (lost), nous, les supporters coréens des Diables rouges, disons que nous avons « mangé un but ». À tous les niveaux, cette idée de « manger » est omniprésente. Sur le plan psychologique, on peut « avoir peur à en manger son sang » ou « souffrir à en manger ses nerfs ». Dans la communication, on parle d’une idée qui « passe bien » ou qui « ne passe pas » (littéralement, qui est « mangée » ou non). Sur le plan économique, on dit que les dépenses « mangent » ou « ont été mangées ». Et même dans le domaine de la sexualité, on trouve des expressions comme « prendre quelqu’un » (dans le sens de séduire ou de conquérir). Dans l’espace tridimensionnel créé par la réalité virtuelle (VR) des ordinateurs, avec des gants sensoriels et des dispositifs auxiliaires, on peut voir, entendre et même toucher presque comme dans la réalité. Au Japon, il existe déjà des sites web dédiés à la « communication des parfums », permettant de sentir des odeurs à distance. Cependant, ce que la technologie numérique ne pourra jamais reproduire, c’est le goût du Tteokguk du Nouvel An. Même si tous les sens sont numérisés et transmis, aucune machine ne pourra jamais reproduire la texture et la saveur que l’on ressent en mastiquant. C’est pour cela que le logo d’Apple représente une pomme à moitié croquée, et que Kim Polese, la Madonna de la Silicon Valley, a choisi de nommer son programme interactif « Java », d’après une marque de café. De même, appeler les cybercafés « cafés Internet » illustre une tentative désespérée de compenser l’absence de saveurs dans les médias numériques par des images gustatives. Les promesses de la révolution numérique, autrefois teintées de rose, se transforment peu à peu en nuages noirs et en bulles d’illusions. Aujourd’hui, nous avons besoin de quelqu’un capable de jeter un pont entre le numérique et l’analogique, qui deviennent de plus en plus polarisés. Les Coréens, qui prennent un nouveau départ chaque Nouvel An en mangeant non seulement du Tteokguk, mais aussi le temps et leur détermination, ne seraient-ils pas les mieux placés pour incarner cette culture des molaires, capables de mâcher et de savourer la réalité virtuelle creuse du numérique comme s’il s’agissait de côtes levées ? Ainsi, la « puissance digilog » (fusion du numérique et de l’analogique) ne pourrait-elle pas devenir le mot-clé porteur d’espoir pour 2006 ? Avant de poser précipitamment des questions sur ce que cette nouvelle puissance digilog pourrait être, et si nous prenions le temps de l’examiner attentivement ensemble ? Comme avec les cellules souches, nous devons d’abord vérifier si cela existe vraiment et si nous avons la technologie nécessaire pour y parvenir. Il faut commencer cette démarche avec une grande détermination, pour éviter que nos attentes ne se transforment en déceptions, et que nos espoirs ne deviennent des désespoirs. (Source : JoongAng Ilbo, 31 décembre 2005. La version originale se trouve ci-dessous.) Alors, cet article vous aide-t-il à mieux comprendre la mentalité des Coréens ? Partagez votre opinion en commentaire. Si cela vous plaît, continuez à lire mes autres articles suivants : Seollal, que font les Coréens et la recette de Tteokguk ? – Apprendre le coréen